Wednesday 20 March 2013

Lolita smells like teen spirit

 

Je trouve un certain charme au film Kamikaze Girls, non pas parce que je le considère comme très bon, mais parce que je suis de cette génération de Lolitas qui s'étonnent toujours du fait que le style ne soit pas entièrement inconnu du peuple. Prendre conscience de l'existence de Kamikaze Girls, c'était redécouvrir ce que je pensais unique et exotique dans un contexte familier - l'exact sentiment de mon moi de seize ans apercevant pour la première fois une Pullip en boutique après les avoir longtemps imaginées comme des denrées rares apparaissant uniquement à ceux qui les cherchaient.

Je ne nie pas que ces rencontres ont souvent un petit goût d'amertume ; l'inaccessible a ses charmes, et il est parfois bon de se sentir un peu spécial. Cependant, lorsque l'on est passionné par le Lolita, il est agréable d'être représenté dans le monde de la fiction et d'être reconnu comme un groupe - a fortiori lorsque la Lolita d'avant Momoko n'est autre que la Dolorès de Nabokov.


Kamikaze Girls ne se prétend pas manifeste du Lolita. Au contraire, Novala Takemoto lui-même, dans la postface de l'édition américaine, écrit :

There are no leaders in the Lolita world. I am sometimes introduced as an authority on Lolitas, and enjoy overwhelming support among readers with Lolita tastes, but even so, if my assertions and opinions do not meet with their approval, I face harsh rebuke. Lolitas do not recognize any authority. They follow only the values they have chosen for themselves, regardless of what anybody might say.
(p213)

Le monde du Lolita ne connait pas de chef. On me décrit parfois comme une autorité sur les Lolitas, et je suis soutenu par nombre de lecteurs dont les goûts se rapprochent du Lolita. Pourtant, pour peu que mes assertions ou mes opinions ne leur plaisent pas, je fais face à leur dure critique. Les Lolitas ne reconnaissent aucune autorité, et ne suivent que leurs propres valeurs. Qu'importe ce qu'en disent les autres.*
(p213)

[*traduction anglaise par Akemi Wegmüller.
On notera que toutes mes traductions françaises sont rédigées à partir de la version anglaise, et il se pourrait donc que plusieurs subtilités de la langue me soient passées complètement au-dessus de la tête.]

Néanmoins, la culture Lolita étant une culture méconnue, toute représentation médiatisée influence profondément son image. Les écrits de Takemoto, à ce titre, ne sont pas sans conséquence pour la communauté. Pour cette raison, j'ai trouvé intéressant de découvrir la Momoko du roman, comparativement à celle du film.


Je considère, encore aujourd'hui, la Momoko interprétée par Kyoko Fukada comme un personnage que je ne peux comprendre que dans sa fascination pour le Lolita, et dont l'idéologie me semble bien trop éloignée de la mienne pour que je songe même à la prendre pour modèle.

J'ai toujours aimé, cela dit, l'image de sa première rencontre avec Baby, The Stars Shine Bright : l'actrice s'approche pour contempler, dans la vitrine de la boutique, la Elizabeth OP. La manche de celle-ci se soulève alors, révélant un pistolet, et Momoko, comme frappée en plein front, s'écroule, tandis que sa voix off déclare : "The old me was slain, and I was reborn." ("Mon ancien moi mourut, et je naquis à nouveau.")

 

La scène racontée par Novala Takemoto, si elle ne fait pas mention d'une renaissance, présente également la découverte du Lolita comme une destruction de l'ancienne identité de Momoko :

But alongside the clothing of these revered brands [Jane Marple and Milk] hung the dresses of a brand I'd never heard of before, and these stole my heart, ripped out my soul, and sent me to another world (a prayer here for the dear departed). Yes, I was a goner, thanks to that devilishly sweet, fiendishly darling slayer of a maiden's heart : Baby, the Stars Shine Bright.
(p38)

Et aux côtés des vêtements de ces marques vénérées [Jane Marple et Milk] se trouvaient les robes d'une marque dont jamais je n'avais entendu parler, et celles-ci volèrent mon coeur, déchirèrent mon âme, et l'envoyèrent dans l'au-delà (une prière pour ceux qui nous sont chers et qui nous ont quittés). Oui, je mourus, et ce grâce au diabolique et doux assassin du coeur d'une jeune fille : Baby, the Stars Shine Bright.
(p38)


Dans l’absolu, j’aime cette idée d’une reconstruction de soi par le Lolita – plusieurs lifestyle Lolitas ont expliqué, sur les blogs et fora que je lis, être « Lolita avant de connaître le Lolita. » Je ne conteste par leurs dires, mais je ne me retrouve pas dans ces paroles. Bien que je considère qu’il y a quelque chose en moi qui est Lolita plus qu’il ne porte le Lolita, cet élément de ma personnalité est la conséquence du Lolita plus qu’une prédisposition à porter ce style ; en d’autres termes, il s’est intégré à mon identité.

Tout cela étant dit, il me semble important de mentionner que l’idée de « mort du moi et renaissance » est hautement connotée dans le cadre de l’analyse de cette mode. Une majorité des ethnographes qui se sont penchés sur les Lolitas japonaises tendent vers les mêmes conclusions : le Lolita manifeste un désir de régression vers une enfance fantasmée, et par extension un refus de grandir dans une société marquée par la crise économique et le vieillissement de la population. Si je n’aurai pas assez de cet article pour vous exposer chacun de leurs arguments, je résumerai ici les plus récurrents. (Les anglophones curieux peuvent jeter un œil à cette étude, qui reprend extensivement plusieurs des interprétations que j’aborde ici.)

Pour nombre d’anthropologues, l’idéal reflété par le style est celui d’une poupée vivante en habits de deuil. En effet, beaucoup sont frappés par l’esthétique victorienne adoptée par certaines Lolitas, et précisent qu’au Japon, la poupée est symboliquement liée aux rites funéraires (si ce dernier point vous intéresse, je vous recommande vivement Japanese Dolls : The Fascinating World of Ningyô, par Alan Scott Pate. Il se pourrait que je rédige un article consacré à ce sujet très bientôt si je n’oublie pas une nouvelle fois que j’ai un blog.) La Lolita est donc, d’après ces auteurs, celle qui "réincarne et enterre dans le même mouvement la poupée de son enfance". Je suis bien d'accord, c'est hautement métaphorique, mais c'est joli, non ?
Ajoutons à cela le fait que le « gothic revivalism » (redécouverte des valeurs ou de l’art "gothique") est, d'après ces mêmes auteurs, souvent associé à une période de trouble social, et l’idée du Lolita comme une expression de l’angoisse de devenir adulte dans un monde instable se définit plus clairement.
Je signalerai au passage qu'une analyse féministe du mouvement va fréquemment de pair avec ces conclusions, et qu'il ne serait pas superflu de considérer Kamikaze Girls avec cette pensée à l'esprit, mais je vais essayer de ne pas trop m'éparpiller et y reviendrai un autre jour.

Cette interprétation, quoi qu’assez fascinante, n’est pas sans limite : comme la très jolie EGL Lempicka le mentionne dans cet article, le Gothic Lolita est né d’une hybridation du Lolita (alors déjà existant et représenté par Milk, Jane Marple ou Angelic Pretty) et de thèmes propres au gothique Européen. L’imagerie du deuil victorien est, en ce sens, une impasse analytique lorsque l’on s’intéresse au Lolita dans son ensemble et dans ses origines.
Qui plus est, il serait réducteur d’attribuer au Gothic Lolita le sens réactionnaire attaché (à tort ou à raison, j’avoue n'avoir pas lu grand-chose sur la question) au gothic revivalism Occidental. En Europe, en effet, le mouvement gothique se raccroche à un passé idéalisé mais bien réel. On peut, donc, le comprendre comme un désir de retour à une époque révolue. Au Japon, par contraste, ce passé est celui de l’autre. La facette gothique du Lolita est exotique en plus d’être historique, et en ce sens, l’analogie n’est pas exacte.

Je n’irai pas jusqu’à réfuter ces théories en bloc. J'ai déjà tergiversé, dans une entrée précédente, autour du fait qu'il était à mon sens impossible d'attribuer au Lolita une exacte origine culturelle ou spirituelle. Cela ne signifie pas, cependant, qu'il a surgi du néant. Bien au contraire : rappelons-nous que le Lolita est au commencement une streetfashion, une "mode de rue". A ce titre, elle exprimait les désirs d'un groupe d'individus avant d'être formée par les marques que nous connaissons aujourd'hui. Et cela rend - je pense ?- la question du pourquoi de son existence d'autant plus intéressante. On peut se demander quelles sont les conditions particulières qui font que, à une certaine époque, dans un certain pays, plusieurs personnes se sont réunies et ont participé à développer un style vestimentaire qui répondait à des codes esthétiques uniques. Refuser de prendre en compte le contexte social dans lequel ce style a vu le jour serait ridicule, et je salue les passionnants efforts de ceux qui se sont penchés sur la question.

En revanche, je suis d’avis qu’il faut, pour comprendre le Lolita, le considérer comme un produit culturel complexe et hybride davantage que comme un phénomène exclusivement japonais. L’ouverture récente de bien des marques aux acheteurs étrangers et la création de communautés internationales reflètent le fait que le Lolita touche à quelque chose qui ne s’arrête pas aux frontières du pays du soleil levant.

Mais revenons-en à Kamikaze Girls, au sujet duquel je dissertais avant de marcher sur une tangente. Le film, contrairement au roman, semble aller dans le sens des études anthropologiques que j’évoquais précédemment : Momoko y représente le Lolita comme une forme d’escapisme, soulignée par l’imagerie surréaliste de certaines scènes. A plusieurs reprises, elle s’élève comme flottante au-dessus des champs de Shimotsuma, habillée de ses froufrous Baby.

Le monologue du protagoniste sur sa vision du rococo est d’ailleurs assez parlant :
Rococo: 18th-century France at its most lavish. It made Baroque look positively sober…. Life then was like candy. Their world so sweet and dreamy. That was Rococo […]. It was very cute![...] Hedonism and love making were all that mattered. Out of bed they liked embroidery. Then it was back to the bedroom. And then? Countryside walks. I was smitten by Rococo. A frilly dress and strolls in the country. That’s how I wanted to live!

Rococo – la France du dix-huitième siècle au paroxysme de son extravagance. Par contraste, le baroque en paraitrait austère […] la vie, alors, était comme un bonbon. Leur monde était si doux et rêveur. C’était le rococo […] et c’était adorable ! [...] L’hédonisme et le sexe étaient les seules choses qui importaient. Lorsqu’ils n’étaient pas occupés à batifoler, ils aimaient la broderie. Puis, retour à la coucherie. Et après ? Des promenades en pleine campagne. J’étais folle du rococo. Une robe à froufrous et une ballade bucolique : c’est ainsi que je veux vivre !


 



Bien que la description du "rococo lifestyle" idéalisé par Momoko ne représente qu'une brève séquence du film, elle revient comme un motif au cours du roman ; c'est d'ailleurs sa toute première phrase : "A true Lolita must nurture a rococo spirit and live a rococo lifestyle." [Une véritable Lolita se doit de cultiver un esprit rococo et un mode de vie rococo.] Etablissant une nuance inexistante dans le film, Takemoto insiste sur le fait que Momoko interprète le rococo comme étant, dans sa futilité, une forme d'individualisme rebelle :

 No matter how much deep thought, hard work, and agonizing effort went into coaxing out some insight, if that insight is boring, or not beautiful, it doesn't matter. And even if something is made just for laughs, if you find it pleasing, it has value. Other people's opinions and labor do not figure into your assessment; choosing things with your own personal sense of "I like this, I don't like that" is the ultimate individualism that sustains the very foundation of Rococo. Rococo, therefore, embodies the spirit of punkrock and anarchism more than any philosophy. Only in Rococo - elegant yet in bad taste, extravagant yet defiant and lawless - can I discover the meaning of life.
(p7)

Peu importe quelle réflexion, quel dur travail et quel pénible effort ont permis d'accéder à quelque perception profonde, si cette perception est ennuyeuse, ou si elle n'est pas belle, elle est sans conséquence. Et si une oeuvre est créée pour de rire, pour peu que tu la trouves plaisante, elle a de la valeur. Le labeur et l'opinion des autres n'influencent en rien ton jugement ; choisir les choses en te fiant à ton idée personnelle de "j'aime ceci, je n'aime pas cela" est l'individualisme même qui sert de clef de voûte au rococo. Le rococo incarne l'esprit du punkrock et de l'anarchisme davantage que toute philosophie. Seulement par la voie du Rococo - élégant bien que de mauvais goût, extravagant tout en étant défiant et libre de toutes lois - puis-je découvrir le sens de la vie.
(p7)

Ainsi l’association du Lolita au syndrome dit « de Peter Pan » est-elle complexifiée dans le roman : Momoko n'est pas aveugle à l’aspect escapiste de ses vêtements, qu’elle qualifie même de « fantasy dresses » (« robes fantaisie »), mais l’enracine dans une pensée essentiellement rebelle qui s'oppose au caractère enfantin et futile du Lolita.

Ceux qui sont arrivés jusqu’ici sont bien braves, et j'espère que ce n'était pas trop ennuyeux. En récompense, voici une vidéo de lémuriens bondissants.

 
 


Je poursuivrai dans un prochain article, parce que ça commence à faire vraiment long  mais qu’il y a encore des tas de choses à dire (je crois ?) En attendant, si vous n'êtes pas d'accord, n'hésitez pas à commenter, je ne prétends pas prêcher la seule vérité.



4 comments:

  1. J'ai lu ton article en prenant mon petit-déjeuner, au lieu de mon traditionnel journal ; j'envisage de te lire chaque matin à sa place dorénavant, alors hop hop hop, merci de bien vouloir nous faire un article par jour.
    Non, je plaisante (quoi que).
    C'est un billet vraiment intéressant, et tu me fais réaliser que je n'avais jamais vraiment regardé Kamikaze Girl, mais simplement vu. De même pour le livre, que j'ai lu finalement assez superficiellement. Il faudra que je me repenche dessus, à l'occasion.
    Je partage le point de vue que tu développes, et approuve très fortement le titre. J'ai tendance à voir le lolita comme un mouvement très proche du punk dans sa façon d'être.

    Et les lémuriens sauteurs sont cool, on dirait des ninjas sous acide.

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    1. Contente que ça te paraisse intéressant.

      Je vois ce que tu veux dire : j'ai regardé le film une nouvelle fois avant de rédiger ce billet, parce que je reconnais n'y avoir jamais prêté énormément d'attention.

      Tiens, pour occuper ton prochain petit déjeuner, je te raconte une anecdote que j'aime bien sur la chanson : Kathleen Hannah, peu avant que Nirvana enregistre Nevermind, avait tagué sur le mur de Kurt Cobain "Kurt Cobain smells like teen spirit". Lui l'avait interprété comme un message révolutionnaire, et l'avait apprécié au point de donner ce titre à leur single. Il s'est avéré plus tard que "Teen Spirit" est la marque de déodorant que sa copine portait à l'époque.

      Si tu n'as pas encore fini de siroter ton thé, voilà une chouette reprise par Patti Smith.
      http://www.youtube.com/watch?v=M_ciiCyxOJA

      Merci pour ta lecture et ton commentaire !

      (C'est une excellente description, de fait. Je crois que la personne qui a monté la vidéo était aussi sous acide, mais je ne voudrais pas médire.)

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    2. Oh, merci pour l'anecdote, je ne la connaissais pas et elle est rigolote. Je la ressortirai à l'occasion, tiens.
      Je connais en revanche la reprise de Tata Patti, et c'est vrai qu'elle est chouette (Patti Smith, normal).

      J'ai également profité de quelques ennuyants cours en amphi pour lire l'étude que tu linkes, c'est vraiment très intéressant, j'ai appris un tas de choses ; merci beaucoup. C'est sympathique comme sujet de mémoire.

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  2. Merci pour cet article ! J'ai hâte de lire la seconde partie.

    J'avoue que je n'ai pas lu le livre mais j'ai vu le film plusieurs fois. . . J'admire beaucoup le personnage de Momoko pas tant parce que je me reconnais en elle mais parce que je lui envie sa force à pouvoir être elle-même et d'aller au bout de ses convictions (j'étais fan de Buffy quelques années auparavant). Le lolita, c'était plus la cerise sur le gâteau. Et comme à mon habitude, j'ai tendance à vouloir m'habiller comme mes personnages préférés...

    Avant d'entrer dans le lolita, j'avais pas trop de style défini, j'ai eu diverses phases variant entre le gothique, punk, grunge et pseudo arty (les joies de découvrir le lolita après 19 ans). Mais je me suis retrouvée dans le lolita dont l'assise culturel lui conférait une certaine légitimité à mes yeux... 6 années après, c'est un peu la désillusion : derrière le lolita, il y a des gens et les lolitas sont malheureusement des nanas comme les autres. J'ai des affinités avec quelques unes (dieu, merci) et pas du tout avec les autres (comme pour le reste de la société).

    J'aurais tant aimé que le lolita transcende cela, qu'il soit vraiment question de s'affirmer et pas juste de se rebeller contre une société qu'on rejette pour y transposer au final le même modèle.

    Au niveau individuel, je ne pense pas qu'on puisse "devenir" lolita : le lolita, c'est à mon sens être soi-même pas devenir quelqu'un d'autre... On revient à l'histoire de la poule et de l'oeuf au final.

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